lundi 10 juin 2013




AUTEUR : Pr Bruno VELLAS *

En effet, jusqu'alors les personnes âgées fragiles et pré-fragiles ne sont pas considérés en tant que telles par notre système de santé. Ce n'est qu'à un stade de dépendance évoluée qu'une prise en charge gériatrique, alors trop tardive et coûteuse, est mise en place. Le repérage des personnes âgées fragiles, la détection de pathologies liées au vieillissement à un stade précoce doit permettre de contribuer à des avancées médicales importantes.
De plus, la mise en place d'interventions spécifiques au juste moment, pourraient être aussi source de croissance, d'emplois et d'efficience économique.
Ainsi, notre système de santé doit sans plus attendre prévoir, et agir pour éviter les conséquences du vieillissement inexorable de notre population, fruit du succès des formidables et continuels progrès de la médecine.
L'étude pilote menée au Gérontopôle de Toulouse démontre avec force l'intérêt du repérage des personnes âgées fragiles et pré-fragiles qui n'étaient toujours pas prises en charge en tant que telles par notre système de santé actuel.
Depuis les années 40, l'espérance de vie à la naissance s'est considérablement allongée (de 65 à 84,5 ans pour une femme et de 60 à 77,8 ans pour un homme) ; mais vivre plus longtemps ne signifie pas forcément conserver ses pleines capacités physiques et sa totale autonomie(1). En effet, les données récentes de l'INED montrent que l'espérance de vie sans incapacité fonctionnelle légère a commencé à diminuer légèrement : de 62,7 à 61,9 ans entre 2006 à 2010 pour les hommes et de 64,6 à 63,5 ans pour les femmes, entre 2008 et 2010 (INED 2012).
La dépendance lourde c'est-à-dire pour les activités de base de la vie quotidienne (marcher, s'alimenter, faire sa toilette, s'habiller...) touche 7 % de la population de plus 60 ans.
En 2011, 1 203 000 personnes âgées dépendantes bénéficient de l'A.P.A. (Allocation Personne âgée Autonomie). Après 65 ans, la probabilité de devenir dépendant est de plus de 40 %. Actuellement, en France, la durée moyenne de dépendance lourde est de 3,7 ans pour les hommes et de 4,4 ans pour les femmes. Le coût annuel de la dépendance supporté par l'Etat, les départements, la Sécurité Sociale et la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie) est de près de 25 milliards d'euros (Rapport d'information parlementaire 2011). La prévention de la dépendance en France, rendrait possible une économie à terme de 10 milliards d'euros (Assemblée des départements de France (ADF), Mai 2011, rapport Trillard).
Pour qu'une action de santé publique soit efficace, il faut qu'elle soit ciblée, forte et prolongée.
o Ciblée par le repérage des personnes âgées fragiles à un stade encore réversible,
o forte pour pouvoir rechercher les causes de fragilité et les traiter,
o prolongée car du fait du vieillissement de l'individu, seule une action soutenue permettra d'éviter ou de diminuer la période de vie avec une dépendance lourde.
Nous présentons un certain nombre de contributions afin de :
o repérer les personnes âgées fragiles et pré-fragiles,
o rechercher les causes de fragilité,
o mettre en place des actions prolongées de prévention de la perte d'autonomie.
Repérer les personnes âgées fragiles et pré-fragiles
Le concept de fragilité existe depuis des années en tant que syndrome gériatrique(2,3). Son émergence résulte de la grande hétérogénéité de la population âgée qui conduit à distinguer trois sous-populations dont les besoins en matière de santé sont différents :
o Les sujets âgés « robustes » qui sont globalement en bonne santé,
o les sujets âgés « fragiles » présentant des limitations fonctionnelles et une baisse des capacités d'adaptation au stress mais qui n'entrent pas dans la définition de la dépendance,
o enfin les sujets âgés dépendants pour les activités de base de la vie quotidienne (ex : s'habiller, faire sa toilette, se déplacer...).
Le syndrome de fragilité
Il résulte d'une réduction multi-systémique des aptitudes physiologiques limitant les capacités d'adaptation au stress. C'est un état dynamique qui peut évoluer vers une rupture d'état d'équilibre et entrainer des complications.
Un sujet âgé est considéré comme fragile s'il présente au moins trois de ces cinq critères(2).
La fragilité chez le sujet de plus de 65 ans est corrélée au risque de déclin fonctionnel, d'institutionnalisation, et de décès. Une revue systématique de la littérature de 31 études a retrouvé une prévalence de la fragilité allant de 4 % à 17 % des plus de 65 ans avec une moyenne de 9,6 %(4). Cette prévalence augmente de façon très importante après 80 ans(4).
Les effets bénéfiques d'une Evaluation Gérontologique Standardisée (EGS) : Les sujets âgés fragiles constituent donc une population « cible » pouvant bénéficier d'interventions spécifiques.
L. Rubenstein et al, en 1984, ont été les premiers à mettre en évidence les effets bénéfiques d'une Evaluation Gérontologique Standardisée (EGS) sur l'institutionnalisation et la mortalité des sujets âgés(5). Il s'agit d'une évaluation globale du patient par une équipe pluridisciplinaire. Ce bilan permet la mise en place de mesures de prévention et d'un suivi adapté. Cet effet a été confirmé par la méta-analyse d'A. Stuck et al, qui regroupe 28 essais cliniques, et qui objective une amélioration globale de la survie des sujets âgés qui participent à une évaluation gérontologique avec un suivi à long terme par des équipes spécialisées(6).
En effet, en fonction du type de programme proposé, la mortalité peut diminuer de 14%, les fréquences d'hospitalisations diminuent de 12%, on observe une augmentation de la survie des patients à domicile de 26%, une amélioration des fonctions cognitives de 41% et une amélioration du statut fonctionnel de 72%.
En 2004, un essai randomisé a étudié l'effet d'une EGS suivie d'interventions sur des sujets de plus de 74 ans en médecine générale(7). Cette étude a montré une diminution du risque de fragilité lorsque les personnes âgées bénéficient d'une évaluation et d'une intervention personnalisée : 27,9 % des sujets repérés comme fragiles ne le sont plus après l'intervention(7).
De façon paradoxale et malgré les résultats de ces essais cliniques, le repérage et la prise en charge des personnes âgées fragiles ne sont pas appliqués en pratique clinique ou alors de façon encore trop exceptionnelle. Il est bien difficile de changer les habitudes et cela d'autant plus que la réponse n'est pas, à ce jour, uniquement pharmacologique. Aussi l'industrie pharmaceutique n'a pas investi ses forces dans ce domaine. C'est donc aux académiques et politiques de mettre en place ces actions.
C'est autour de cette population cible que la collaboration avec le médecin de famille et le gériatre est indispensable pour prévenir le processus d'entrée dans la dépendance(8).
La prise en charge de la fragilité, grâce à une étroite collaboration entre médecine gériatrique et médecine générale sera efficiente et permettra un nouvel élan dans la lutte contre l'entrée en dépendance, comme les initiatives européennes récentes(9,10) le recommandent.
Un outil d'évaluation validé : pour cela, les médecins généralistes et les autres professionnels de santé ont besoin d'un outil validé et simple à utiliser ;
o Le questionnaire « FRAIL » (5 questions seulement) est un bon exemple(11).
o Un autre exemple est l'outil utilisé au sein du Gérontopôle de Toulouse. Cet outil rappelle au médecin ou autre professionnel de santé, les facteurs de risque de fragilité : vivre seul, être sédentaire, avoir une perte de poids involontaire, constater une réduction de sa vitesse de marche et éprouver une grande fatigabilité (perception/crainte d'être incapable de sortir, d'aller voir ses amis ou ses enfants). De plus, cet outil(13) prend en compte l'évaluation subjective du médecin. Ce n'est que si les médecins, considèrent que le patient est fragile, en fonction de leur sens et expérience cliniques, qu'ils l'adresseront à l'hôpital de jour de la fragilité pour en rechercher les causes. Cela permet de plus l'implication du médecin dans le processus d'intervention et de suivi à long terme. Environ 95 % des sujets évalués à l'aide de cet outil de repérage et adressés par leurs médecins à l'hôpital de jour de la fragilité du Gérontopôle de Toulouse sont fragiles ou pré-fragiles.
De nouveaux critères cliniques
Le vieillissement de nos populations a conduit à définir de nouveaux critères cliniques facilitant la pratique gériatrique. Nous en citerons deux à la fois simples et d'une grande importance clinique.
La station unipodale : Il a pu être démontré que la station unipodale (le fait de ne pas pouvoir rester plus de 5 secondes sur une jambe), augmente par plus de 2 le risque de chutes avec traumatismes(14).
La vitesse de marche : Il apparait ainsi que mettre plus de 4 secondes pour parcourir 4 mètres augmente le risque de déclin physique, cognitif et de dépendance(15). Nous avons pu proposer avec R. Fielding (Tufts, Boston) que la vitesse de marche soit évaluée en même temps que la masse musculaire dans la définition de la sarcopénie(16).
Rechercher les causes de fragilité
Une fois la personne âgée fragile repérée, il faut rechercher les causes de cette fragilité. Pour cela, un bilan gériatrique ambulatoire paraît nécessaire. L'hôpital de jour gériatrique pourra ainsi à la fois évaluer les principales composantes fonctionnelles physique et cognitive du patient, mais aussi rechercher les pathologies qui peuvent en être responsables.
C'est ainsi que nous pourrons mettre en évidence des pathologies liées au vieillissement à un stade précoce où il sera possible d'intervenir ; nous citerons à titre d'exemple une malnutrition, une fonte de la masse musculaire ou sarcopénie, un déclin cognitif, des modifications de l'humeur une cataracte, une dégénérescence maculaire, des troubles de l'audition, et (...). Cette structure d'évaluation permet de rechercher les causes de fragilité, de proposer un plan d'interventions personnalisées et adaptées à la situation clinique et aussi d'assurer un suivi des interventions en lien avec le médecin traitant (figure 1). La mise en place de telles structures nécessite l'organisation du repérage de la population âgée fragile vivant dans la communauté, en s'appuyant, comme dit plus haut, sur les médecins traitants et sur les professionnels du domicile, dotés d'outils d'évaluation simples et rapides.
L'exemple du du Gérontopôle Toulouse :
La description des 160 premiers patients évalués(13) montre que l'âge moyen de la population adressée par le médecin traitant à l'hôpital de jour du Gérontopôle de Toulouse est de 82,7 ans. Il s'agit principalement de femmes (61,9 %). Un peu plus de 66 % des sujets bénéficient d'une aide à domicile ; dans la majorité des cas, il s'agit d'une aide-ménagère (51,9 %). Seuls 16 % des sujets perçoivent l'Allocation Personnalisée d'Autonomie (APA). En ce qui concerne le niveau de fragilité, 65 patients (41,4 %) sont pré-fragiles et 83 (52,9 %) sont fragiles (selon les critères énumérés ci-dessus). Le fait que 93,3 % des sujets adressés à l'Hôpital de jour soient fragiles ou pré-fragiles souligne la pertinence de la démarche utilisée dans le repérage des patients. En terme de capacités fonctionnelles, 83,9 % des sujets ont une vitesse de marche < 1 m/s, 53,8 % des sujets sont sédentaires et 57,7 % des sujets présentent une diminution de la force musculaire. Sur le plan des fonctions cognitives, une démence légère a été observée chez 11,6 % des sujets et un déclin cognitif léger mais objectivable chez 65,8 % des patients. L'autonomie pour les activités de base (ADL) est préservée (score ADL = 5.6 ± 0.8) comme attendue ;
nous ne sommes pas en effet au stade de la dépendance.
Par contre, les activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL) sont déjà perturbées, IADL = 6.0 ± 2.3 pour un score usuel de 8 /8. Les patients sont nombreux à présenter des troubles visuels (76,4 % pour la vision de loin et 10,4 % avec une grille d'Amsler perturbée). Une baisse auditive est aussi observée mais moins souvent. L'évaluation a permis aussi d'objectiver un état de dénutrition protéino-énergétique chez 9 % des patients, un début d'altération du statut nutritionnel chez 34 % et une carence en vitamine D pour la majorité de l'échantillon (94,9%).
Favoriser le dépistage précoce de la fragilité : les hôpitaux de jour français qui ont récemment consacré leurs activités sur l'évaluation de la dépendance constatent, comme nous l'avons fait à Toulouse, que les personnes adressées sont âgées, poly-pathologiques mais pas encore dépendantes pour les activités de base de la vie quotidienne tout en étant fortement à risque de dépendance. Ces sujets fragiles ne consultent pas spontanément et considèrent l'entrée en dépendance comme inéluctable, alors que le sentiment de fragilité est bien perçu, de même que la crainte de dépendance, mais que personne jusqu'alors n'a agi pour que la dégradation ne soit pas inéluctable. Des actions de formation, promotion de la santé auprès des patients et de leur entourage sont indispensables.
Or, plus la fragilité est dépistée précocement, meilleures sont les chances de stabilisation ou même d'amélioration.
De nos jours, les personnes qui par exemple demandent l'APA, un portage de repas ou des aides à domicile sont très vraisemblablement fragiles ; or, les aides sont apportées sans véritable évaluation des causes de fragilité. Elles sont alors bien souvent inadaptées au cas spécifique de chaque patient et ne permettent pas de mettre en place le traitement des causes potentiellement réversibles.
Mettre en place des actions prolongées de prévention de la dépendance chez le sujet âgé fragile
La mission de l'hôpital de jour de la fragilité en lien avec les médecins généralistes est de proposer des interventions ciblées, fortes, personnalisées et prolongées pour lutter efficacement contre la perte d'autonomie. Il aura par ailleurs pour mission de faciliter l'accès à des programmes de recherche ciblés sur la prévention de la dépendance, la mise au point de bio-marqueurs et de pistes thérapeutiques pour les pathologies liées au vieillissement à un stade débutant.
Outre la lutte contre la poly-médicamentation, le repérage et le traitement de pathologies passées inaperçues, la prise en charge devra être multifactorielle pour être véritablement efficace. En effet, face à l'enjeu de la dépendance, la solution ne sera pas que médicamenteuse mais devra associer les effets essentiels de la pratique régulière d'exercice physique, de stimulation cognitive, de conseils nutritionnels pour ne citer que quelques exemples.
De nombreuses et grandes études d'interventions sont en cours :
o Aux USA, l'étude Life, financée pour plus de 60 millions de dollars par le N.I.H, a pour but de démontrer l'impact de la pratique d'exercice physique sur la prévention de la dépendance chez des personnes âgées fragiles(18,19).
o La commission européenne a mis en place l'étude « Do Health », visant à étudier l'impact combiné de 2000 UI de Vitamine D 3 et de la pratique d'exercices physiques sur le déclin physique et fonctionnel de 2000 sujets de plus de 70 ans et le projet HATICE qui vise à étudier l'impact de la prévention des facteurs de risques vasculaire et métabolique. Ces grands essais doivent débuter en 2013.
o En France l'étude MAPT ou « Multi Domain Alzheimer Preventive Trial »(20) est basée sur l'hypothèse que la dépendance et le déclin cognitif du sujet âgé sont multifactoriels et que nous aurions plus de chance de démontrer un effet si nous agissons de façon simultanée sur plusieurs cibles. L'étude MAPT(20) étudie l'impact de fortes doses d'Oméga 3 DHA, associées à une intervention comprenant des exercices physiques, la pratique de la marche 30 à 45 mn par jour et des exercices cognitifs mis au point avec l'Université de Seattle et de Montréal.
o Par ailleurs, de nombreux autres essais portent sur la mise au point de traitements de la sarcopénie ou fonte de la masse musculaire avec l'avance en âge. Ainsi, le repérage, l'évaluation et la prise ne charge des personnes âgées fragiles devraient permettre une prise en charge adaptée dans le but de prévenir la dépendance mais aussi des avancées importantes dans le domaine thérapeutique des pathologies liées au vieillissement dont la maladie d'Alzheimer et la sarcopénie.
Conclusion
Dans les années 1970, l'hospitalisation de nombreux sujets âgés poly-pathologiques avec une dépendance sévère dans les départements des urgences, a rendu nécessaire l'émergence d'une nouvelle spécialité dans de nombreux pays : la Gériatrie. Près de 95% des forces de la médecine gériatrique s'orientent ainsi sur des sujets âgés qui sont déjà dépendants. Il est évidemment indispensable de continuer à prendre en charge ces patients. Néanmoins, un nouvel axe de la médecine gériatrique doit se développer visant à prendre en charge les patients qui ne sont pas encore dépendants mais à risque de le devenir : les sujets fragiles et pré-fragiles. Il s'agit d'une absolue nécessité si nous voulons prévenir et anticiper l'accroissement rapide de la dépendance dans notre population vieillissante et promouvoir des soins plus efficients.
* Professeur Bruno Vellas - Gérontopôle, INSERM U 1027, 170 Avenue de Casselardit, 31300 Toulouse
N.B. L'auteur, le Professeur Bruno Vellas, déclare ne pas avoir de liens d'intérêt en relation avec le contenu de cet article.
Le phénotype de fragilité décrit par L. Fried(2)
Il associe les critères suivants :
o sédentarité,
o perte de poids récente,
o épuisement
o ou fatigabilité,
o baisse de la force musculaire
o et vitesse de marche lente.
Un cri d'alarme pour une mise en place immédiate du repérage et de la prise en charge des personnes âgées fragiles
 « que la fragilité est un syndrome médical important, touchant surtout les personnes de plus de 70 ans, qui doivent être évaluées par des outils de repérage fort simples, afin de pouvoir identifier et reverser le processus de fragilisation »(1).

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